Saturday, July 28, 2012

UNE NOUNOU BLACK PLACE DES VICTOIRES

Il y a une sculpture à laquelle je pense depuis longtemps. Une femme noire derrière une double poussette dans laquelle semi-comatent des enfants blonds. En bronze ou en plexiglas, comme vous voulez. En tout cas pérenne, comme ils disent dans les concours.
Vous visualisez l’œuvre ? Tiens, à la place de Jeanne d’Arc, Place des Pyramides à Paris, par exemple.
Ça y est, je la vois et je suis dans un cauchemar : celui de devoir rédiger le dossier et défendre le « projet ». D’abord, je commence par une brève histoire de l’esclavage…
- Aïe, surtout pas, ça ne passe pas bien du tout, surtout que tu n’es pas noire!
- Ben, mon père adoptif l’était.
- Oui, mais ça ne se voit pas donc ça ne sert à rien. Ou alors tu en fais une pièce.
- Même si c'est pas vrai?
- Ah ben non, il faut que ce soit vrai.
- Bon alors, une brève histoire des femmes…
- Aïe aïe, aïe, non plus, tu passes directe à la poubelle « ringard».
- Alors, une histoire de la représentation des femmes en sculpture? 
- C’est mieux, c’est déjà plus mature, plus analytique, plus critique.
- Mais en fait ce n’est pas tant l’histoire de la sculpture qui m’intéresse ici… Vous n’avez pas remarqué, à l’heure des sorties de crèches, les grandes poussettes avec deux ou trois places, ce ne sont pas les mamans derrière, ni les papas, ah, surtout pas - car les papas ont des responsabilités dans l’entreprise - mais des nounous - des nounous noires.
D’habitude la réaction est d’abord faciale, les muscles des joues et ceux des yeux se laissent aller à un « et alors ? » dubitatif. Donc c’est moi qui verbalise, enfin qui exprime le problème: « Pourquoi ce sont si souvent des femmes noires derrière les poussettes ? » L’expression « où est le problème ?» continue à imprimer les traits de l’interlocuteur, pour qui il est plus normal de voir des femmes noires que des hommes blancs pousser des poussettes. Ben voyons. Même google ne connait pas femme noire africaine poussette enfants blancs crèche blonds...
-Moi, je comprends, dit la rapporteuse (ça s’appelle comme ça quand on fait une demande d’aide). Je suis même d’accord avec toi, mais les autres, les décideurs, ceux à qui je vais faire un rapport, je crois qu’ils ne vont pas voir de quoi tu veux parler avec tes femmes noires.
J’aurais du faire un copier/coller dans mon dossier avec un texte que j’ai trouvé sur le site d’une galerie parisienne: «Cette artiste utilise la pratique artistique comme moyen d'examiner notre perception de la réalité, notamment dans notre relation aux productions culturelles. Son travail tente avec humour et un minimum de moyens de déstabiliser les codes de lecture afin de redonner au spectateur une position incrédule même à l'égard des éléments de notre culture les plus acquis. Sa démarche se développe autour de l'idée que c'est en manipulant simplement la définition communément donnée aux choses que l'on en change la perception. » Yeah.
Bon, je ne lui ai pas dit ça à la rapporteuse, parce qu’elle aurait pu me dénoncer. Non, c’est vrai, c’est sérieux en art, on ne peut pas piquer les idées des autres, à chacun les siennes.
En France, malgré Simone, beaucoup de filles et de femmes - même dans notre petit milieu de l’art très critique et très au fait - hésitent à dire qu’elles sont féministes. Enfin, elles n’hésitent pas, elles ne le disent pas. Elles ne le sont pas.
Eh oui, ça me fait toujours bizarre, même après huit ans à Paris, je ne m'habitue pas. Les arguments sont toujours les mêmes : Elles exagèrent, il y a eu des excès, elles n’aiment pas les hommes. En gros ça dit : « Je suis ignorant(e) et un peu buté(e), donc prépare-toi à une discussion de débiles. »
Quand un plouc vous dit qu’Obama est communiste, vous optez pour quoi comme argumentation?

Moi, je suis féministe. Je mets des hauts talons quand j’ai envie. Enfin, non, ce n’est pas vrai, quand je ne prends pas le métro seule et que je ne crains pas qu’un homme ait envie de m’emmerder et de me faire courir. Donc au final, je mets souvent des chaussures confortables.
ET : Oui, j’ai un vrai choc quand je vois que ce sont les femmes noires à qui revient la tâche de garder les enfants après la crèche.
J'avais comme ça une idée pré-conçue que l'égalité des genres allait de pair avec l'égalité de couleur de peau. (Je refuse de dire racial, vous savez pourquoi, n'est-ce pas?). Bon, je me trompais. Enfin, c’est peut-être une question de générations… Peut-être que les filles des nounous noires seront dans les bureaux à prendre des responsabilités dans l’entreprise, qu’elles pourront mettre des talons même quand elles prendront le métro tard le soir, parce que les filles du monde de l’art n’auront pas été trop féministes, n’auront pas exagéré.
Mais bon allez, revenons à la forme. Franchement, est-ce que c’est une bonne idée de prendre une situation qu’on désapprouve politiquement et la reproduire en bronze ?
Pour montrer à ceux qui n’ont pas compris?
Pour que les autres voient ?
Pour dénoncer ? C’est de l’éducation civique, quoi... Remarque, si on arrive à remplacer Jeanne d'arc, ça devient quand même intéressant, non?
Eh voui, comme le suisse qui salit sa propre auberge dans Astérix chez les Helvètes, je me dénonce moi-même. Enfin, je me critique - avec la pire citation qu’on puisse imaginer dans un texte traitant d’art. Aïe.

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