« La plus grande exposition de peinture » est une proposition d’exposition de peintures du XXe et XXIe siècles sur les milliers de mètres carrés du Palais de Tokyo. Pour avoir une idée du projet, parcourez le TUMBLR.
Récemment, une certaine Biennale d’art contemporain annonçait sur son carton d’invitation : « 54 artistes issus de 9 pays d’Europe et le prix JCE ». Elle aurait pu tout aussi bien promettre « 654 artistes issus de 14 pays d’Europe et d’Asie et un heureux gagnant ». Or, non, ce n’est pas la fête foraine, c’est le monde de l’art contemporain français. Enfin, le monde officiel.
Pendant ce temps, chez Ricard, quatre artistes sont en compétition pour le prix « décerné à un des artistes les plus représentatifs de sa génération. »*
Je voudrais qu’on m’explique pourquoi 54 issus de 9, c’est bien et en quoi ça mérite une récompense d’être l’artiste le plus représentatif de sa génération. Je dois manquer quelque chose. Je ne savais même pas que ça faisait partie des règles du jeu. Et d’ailleurs, s’agit-il de génération dans le sens d’années de naissance ou est-ce plutôt l’idée de scène, de positionnement, de discours, de style ? S’agit-il ici de représenter les autres artistes, ceux qui ont à peu près le même âge, et cela encore mieux qu’eux ? Et si c’est une génération de mous, faut-il très bien représenter la mollesse ou être très mou soi-même ? J’appelle ma copine France Vallicioni car je sens que quelque chose m’échappe. Elle m’explique qu’il s’agit de récompenser « un artiste correspondant à l'idée qu'on se fait de l'artiste qui doit représenter sa génération. C'est tautologique. » Quant à ceux qui représentent des minorités pas intéressantes, qui ne ressemblent à personne ou qui sont un peu en avance, eh ben, ils ne risquent pas de gagner le tournoi de boules. Ça leur apprendra.
Un an après le prix Ricard, un groupe de collectionneurs lance en 2000 le prix Marcel Duchamp dont « l’ambition est de distinguer un artiste français ou résidant en France, représentatif de sa génération. (…) À l’image de l’artiste essentiel qui lui prête son nom, ce prix souhaite rassembler les artistes de la scène française les plus novateurs de leur génération et encourager toutes les formes artistiques nouvelles qui stimulent la création. » *
Euh, moi pas comprendre encore non plus. Comment encourage-t-on toutes les formes artistiques nouvelles en distinguant un artiste ? Comment est-on à la fois représentatif de sa génération et le plus novateur ? Comment distinguer en rassemblant ? Ou est-ce rassembler en distinguant ? C’est pareil ou pas ? La logique m’échappe. J’ai l’impression que c’est un peu de droite l’ADIAF, non ? En fait, j’ai vaguement en tête des discours de Sarkozy… De toute façon avec les jurys, on est tranquille : pas de compte à rendre. Ils discutent dé-libèrent et tranchent. C’est même devenu un spectacle télévisuel, adaptable à de nombreuses pratiques mais toujours avec un gagnant, un prix et des concurrents qui se font éliminer… Ça apprend la vie. Ça habitue au rejet, à l’exclusion et au licenciement. Le libéralisme à la Milton Friedman, avec un peu du spectaculaire des jeux du cirque romain. On peut même faire participer le public, le faire payer, le responsabiliser… C’est ce que fait Le Prix Sciences Po pour l’Art Contemporain. Enfin, non, ils ne font pas encore payer les votes, mais « en plus du prix décerné par un jury avec des noms prestigieux et surprenants, (…) un Prix du Public symbolique est décerné chaque année. » ( Ce sont les étudiants, les profs et les employés qui votent.) C’est sur leur site * avec cette recommandation : « Pensez à visiter l'exposition avant de voter ». Enfin, bon ce sont des étudiants… qui nous annoncent la cérémonie : « Il y aura un cocktail, plusieurs DJ sets et des performances. Mais l’entrée est sur invitation... » Ils doivent avoir un super prof de comm dans ce master !
Je me demande quand même si pour ces prix, l’idée n’était pas de copier le Turner Prize. Or, on est quand même très loin ! Je me souviens, on avait bien ri devant Channel 4 en 1999 lorsque Tracey Emin avait quitté le plateau en direct. J’avais trouvé ça très fort. C’était un vrai spectacle, une superbe performance.
Allez, on retraverse la Seine, mais on ne s’éloigne pas trop quand même : « Que pensez-vous du Prix Meurice pour l'art contemporain et des artistes présentés ? Avec glamour ou humour, légèreté ou passion, laissez votre commentaire. » Il y en a quatre, dont « sympas comme site » et « bel événement, belle initiative, vive l’art !!!! ». Je vous avais dit, ce n’est pas le Turner, et au prix de la chambre, je ne vais quand même pas corriger les fautes d’orthographe de leurs faux posts.
Pourtant, là aussi, c’est aussi un jury qui décide. Colette Barbier, qui a réintroduit la notion de « prix » en art en France y siège en voisine. « Dans cet hôtel, l'art se confond avec un certain génie français, car ce luxe-là est de nature à exprimer la créativité et l'innovation, historiquement, un état de l'art à son plus haut. » *
« Déconstruire nos systèmes de croyances et nos idées préconçues », c’est ce que fait l’artiste qui a gagné avec l’œuvre « Les arabes et les services ». Il partage le prix avec sa galerie. C’est bizarre, quand même ce mécénat d’entreprises privées à but lucratif, non ? C’est sous la rubrique « Tout sur le projet gagnant ».
Pourtant j’aime bien le travail de Neil Beloufa… Pardon Neil, je déconstruis, moi aussi. Allez, un peu de tous et de chacun d’entre nous, ce n’est quand même pas tous les jours pour un hôtel de têtes couronnées, et voilà l’invitation : « Ouverte à tous gracieusement, cette exposition permet non seulement à chacun d’entre nous de découvrir le travail de ces jeunes talents en devenir, mais offre surtout à ces futurs « Très Grands » une vitrine inégalée auprès de tous les curateurs, collectionneurs et autres intervenants importants du monde de l’art contemporain. » Je ne commente pas, on va encore me dire que je tape sur les stagiaires.
Oups, j’allais oublier le Audi Talents Awards *, lancé un an avant le Meurice. Dans la catégorie art contemporain, six gagnants, une femme. Ils suivent de près le Meurice, sept gagnants, une femme. En comptant les autres disciplines, c’est quatre femmes sur vingt-neuf hommes. OK, bon, c’est un truc de talent et de mecs. Le dernier élu est Ivan Argote, 29 ans, qui « parle d’avenir en regardant l’Histoire dans les yeux. »*
Pardon, Ivan Argot, là, c’est vrai, on ne peut pas dire que je déconstruis vraiment, c’est plus du copiage…
N’est-ce pas quand même une drôle d’idée de considérer qu’un prix va « contribuer au rayonnement international de la scène artistique française » ? N’est-ce pas un peu vieillot, voire politiquement dépassé, de reprendre le modèle de l’école communale qui remet officiellement ses prix de fin d’années aux meilleurs élèves ? Ça sert à quoi de désigner parmi plein d’artistes celui qui est plus quelque chose que les autres ? Ça créé quoi comme contexte, comme émulation ? On peut en parler ou c’est tabou, parce que c’est toujours bien qu’un artiste reçoive de l’argent…
On nous a fait croire que la compétition était la meilleure façon de créer des richesses, alors que ce n’est pas sûr du tout - du tout du tout du tout. Ce ne serait pas une idée préconçue à déconstruire, ça, dites donc ?
Et « que le meilleur gagne », ce n’est pas un peu ringard, un peu vieux jeu de droite, ennuyant et anti-art ?
« La plus grosse exposition de peinture » est un anti-prix : pas de jury avec des personnalités de renoms. Ce n’est ni un procès, ni une audition, ni un jeu télévisé. Pas de gagnant - ni de perdants d’ailleurs : ce n’est ni une course de cheval, ni un combat de coqs, ni le Monopoly. Pas de super-représentants, ni de cérémonies initiatiques.
D’ailleurs, c’est marrant ce « représentatif » qui revient. D’habitude, les institutions ont plutôt tendance à parler d’émergents. Des termes non synonymes mais qui sont presque interchangeables. En fait, je ne sais pas qui ça intéresse de savoir qu’un artiste émerge, à part lui-même, sa galerie et ses proches, pourtant c’est l’argument passe partout, le blanc au Scrabble.
Alors, j’espère que c’est le contre argument visuel qui se dégage du TUMBLR.
Enfin, il me semble que ça se voit. Qu’il se passe autre chose que de l’émergence de jeunes artistes émergents. Je doute même que ça vous vienne à l’esprit en regardant cette collection : « Tiens, un émergent ! » J’ai même tendance à penser que l’idée d’émergence n’est pas ce qui ressort de cette accumulation. On n’est plus dans l’art chrétien, les révélations, c’est fini. Il se passe autre chose. La persistance de la pratique de la peinture est vraiment étonnante, même dans les pratiques les plus nouvelles, mais j’ai l’impression que sur ce TUMBLR, on voit plus les ressemblances que les différences… Que cette hyper production n’est pas seulement une donnée quantitative, mais qu’elle devient qualitative, c’est-à-dire un phénomène nouveau, comme de l’eau très chaude qui à un moment devient gaz.
J’ai l’impression qu’il ne s’agit plus de compter les artistes, ni de les classer mais de regarder l’effet de tout ça, de tout ce qu’on voit aujourd’hui.
Peut-être même que ce tout pourrait se regarder comme une œuvre.
Peut-être faudrait-il y réfléchir comme on analyse de la musique, comme Adorno parlent des tensions dans l’œuvre d’art, peut-être qu’on peut parler de contradictions non résolues dans de nouvelles formes d’accumulation.
À quel moment et comment l’excès qui peut se ressentir déjà à travers du TUMBLR, devient-il cet événement physique et performatif qui produit autre chose.
Peut-être s’agit-il d’un véritable changement sociétal, comme les débuts des signatures d’artistes, à la fin du Moyen-Âge. La révolution technologique du web est peut-être à mettre en parallèle avec l’imprimerie…
Et la pétition, ben c’est une sorte de blague.
Mais à l’injonction optionnelle « Pourquoi signez-vous ? » de la page web de la pétition, mon camarade Dagara Dakin a répondu plutôt sérieusement: « Pour le défi. (…) Pour la folie de l'expérience. Pour les limites de la performance... Enfin, et surtout pour en savoir plus sur l'effet que peut procurer une orgie picturale : Le dégoût du goût ? Ou un râle de contentement général, global et total... »
Enfin c’est quand même une blague pour laquelle j’ai besoin de vous.
SIGNEZ, c’est une blague performative.
( Je ne l’explique pas, la blague, hein ? )
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